samedi 5 octobre 2013

L'invention de nos vies


Karine Tuil

Grasset 2013

☀ ☀  

Avec une écriture débordante de vitalité, Karine Tuil jette un regard sans concession sur notre société et signe un roman jouissif.


Passer de l’écriture finement ciselée d’Hugo Boris à celle foisonnante et échevelée de Karine Tuil, on peut dire que c’est faire l’expérience de deux univers radicalement différents, voire de changer carrément d'unité spacio-temporelle ! Mais c’est précisément cela que j’aime en littérature : passer sans transition d’une histoire, d’un style, d’un genre à un autre... et ressentir un égal bonheur.

J’avoue que j’étais assez intriguée par L’invention de nos vies. J’en avais lu quelques courts passages en l’ouvrant au hasard en librairie, et j’avais été plutôt séduite. Ne connaissant pour ainsi dire rien de son auteur et au vu du sujet, je redoutais néanmoins de découvrir sous couvert de roman une verbeuse démonstration à caractère politico-social. 

La lecture des premières pages m’a favorablement surprise.
Là où je craignais de trouver un texte brouillon, j’ai découvert des personnages bien campés et une intrigue solidement maîtrisée. Et malgré quelques pages qui gagneraient à être un peu plus dans la nuance et moins dans la démonstration, j’ai dévoré ce livre comme je l’aurais fait d’un roman policier.

De quoi Karine Tuil nous parle-t-elle ? La réponse est simple : de déterminismes sociaux.   Comment trouver une place dans la société lorsqu’on est issu d’une minorité ethnique ou d’une banlieue défavorisée, voire les deux à la fois.

Pour l’un des trois héros de son roman, la réponse est claire : pour «réussir», il faut cacher ses origines. Samir Tahar, en dépit d’un admirable parcours universitaire, n’est parvenu à décrocher aucun entretien d’embauche, jusqu’au jour où il décide d’escamoter son nom en retirant tout simplement les deux lettres finales de son prénom : désormais il ne s’appellera plus Samir, mais Sam. 
A partir de ce moment, sa vie va changer. Derrière ce prénom court et si simple, chacun met ce qu’il veut. C’est ainsi que, pris pour un juif - Sam pouvant être le diminutif de Samuel - il va taire son identité, emprunter celle d’un homme qui fut autrefois son ami, et tourner le dos à sa famille et à sa vie passée.

Par ce mensonge par omission - il se garde d’affirmer quoi que ce soit, mais prend bien soin de ne pas détromper ses interlocuteurs - il parvient à se hisser au sommet de l’échelle sociale. Il mène aux Etats-Unis une brillante carrière d’avocat qui lui permet d’épouser la fille de l’une des plus grosses fortunes du pays, intégrant ainsi définitivement la communauté juive américaine.
Sans vouloir révéler le dénouement, on peut toutefois dire que ce mensonge qui le mène au firmament sera aussi la cause de sa chute vertigineuse. 

Le propos est à bien des égards assez caricatural. D’autant que l’on n'échappe pas à d’autres clichés : l’ami auquel Samir emprunte son histoire s’appelle Samuel Baron. Etudiants, ils ont été amoureux de la même femme, la sublime Nina, qui n’a choisi Samuel que par faiblesse, parce qu’il menaçait de se suicider. Or, Samuel se rêve écrivain. Mais ses manuscrits sont invariablement refusés par les éditeurs, au point qu’il finit par renoncer à envoyer ses textes, puis à écrire. Ce n’est que lorsque Nina le quitte que la douleur qu’il en ressent lui permet à nouveau d’écrire pour, enfin, connaître le succès.
Le fameux mythe de la souffrance, implacable muse du créateur...

Malgré ces défauts, Karine Tuil réussit un livre brillant.
Son talent réside dans sa capacité à construire une intrigue d’une impeccable efficacité en articulant les destins individuels avec le contexte socio-historique. Les personnages sont rattrapés par des événements qui les dépassent et qui les ramènent inexorablement vers leurs origines.

L’auteur semble nous dire qu’il est vain et destructeur de vouloir échapper à ce que l’on est. Il serait plus opportun de s’émanciper de la pression sociale, de la nécessité de réussir et du désir effréné de reconnaissance pour trouver le bonheur.

On peut penser ce que l’on veut de ce message. Il n’en reste pas moins que Karine Tuil pose un regard pertinent et cru sur notre société, et signe un roman personnel et haletant qu’elle maîtrise de bout en bout.






9 commentaires:

  1. je ne partage pas votre enthousiasme pour ce roman , personnellement je le trouve bourré de stéréotypes , des personnages tout d'une pièce , sans nuances, quant à a difficulté de l'écrivain raté qui se révèle dans la douleur et la drogue!! il est néanmoins bien écrit , un style alerte , vif , qui donne un très bon rythme et en permet une lecture facile. Mais une fois terminé en en retire pas grand chose.
    amicalement ,Célestine

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  2. Je ne nie pas qu'il y ait des clichés, je l'ai même souligné.
    Mais je trouve que, malgré le caractère un peu monolithique des personnages, Karine Tuil met en lumière les travers de notre société, et qu'elle le fait dans une construction romanesque très bien menée.
    En outre, j'ai pris un très grand plaisir à lire ce livre, qui m'a accrochée dès le départ et que je n'ai pas lâché. Et puis son style est intéressant. Cela justifie mon enthousiasme. Après, j'imagine et je comprends que ce roman ne plaise pas à tout le monde...

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    1. Je suis tout à fait d'accord. Ce livre est jouissif parce qu'il se lit comme une intrigue policière, parce que l'on a pas envie de le lâcher, mais aussi parce que le style narratif surprend en évoluant en fonction de ce que l'auteur raconte, s'accélérant et ralentissant au rythme des battements de cœur des personnages. Le déterminisme social est criant, le contraste entre la sauvagerie des banlieues isolées et les paillettes scintillantes du monde paisible et raffiné de la « bonne société » très bien retranscrit. Alors certes, l'auteur tombe par moments dans la démonstration et les personnages dans la caricature. Mais au delà de cela, ce livre démontre comment les mécanismes absurdes de notre société détruisent l'individu.

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  3. Ravie que tu partages mon enthousiasme !
    Malgré ses petits défauts, ce bouquin vaut vraiment la peine et provoque un véritable plaisir de lecture, ce qui n'est malheureusement pas le cas de tous les livres...

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  4. Tout comme toi j’ai été séduite par le style, mais les clichés que tu mentionnes m’ont beaucoup dérangé. Et l’écriture, au bout de deux cents pages, a commencé à me donner le tournis et j’ai frôlé l’overdose ! Néanmoins cela reste un livre à part.

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  5. Il est clair que ce roman a un style particulier, caractérisé par une langue très dense, dont je comprends qu'il puisse finir par fatiguer.
    Personnellement, j'ai été vraiment happée et j'apprécie d'être ainsi emportée dans un univers construit par un auteur.

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  6. J'ai beaucoup aimé ce roman que j'ai trouvé moderne et vibrant. Effectivement, le style était un peu lourd (sans doute trop de détails sur les états émotionnels des différents personnages, comme si, en oublier, nous aurait fait perdre des éléments précieux de démonstration) ... mais, qui réussit à créer, malgré tout, un réel attachement envers ces personnages. Un peu comme une série télévisée de bonne qualité en trois ou quatre grands épisodes. bravo encore pour ta critique qui restitue bien ce livre

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    1. Merci pour le compliment ! C'est une lecture addictive qui, au-delà de ses défauts, procure un réel plaisir de lecture !

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