vendredi 8 novembre 2013


Les cent derniers jours

Patrick McGuinness

Grasset, 2013


Traduit de l'anglais par Karine Lalechère

Prix du Premier roman étranger 2013




Ce roman nous entraîne dans un monde aux allures totalement surréalistes qui, malgré tout ce que l'on sait des régimes de l'ex-bloc de l'Est, ne cesse de nous éberluer.  


Au moment de parler de ce roman, il m’apparaît bien difficile de le caractériser en quelques mots. Mais si je devais le faire, alors je dirais sans doute qu’il s’agit avant tout du portrait d’une ville, une ville meurtrie, martyrisée par un régime d’une totale incurie.
C’est une plongée dans un Bucarest désolé qui nous est proposée, un voyage de quelque cent jours qui précédèrent la chute de Ceausescu.

Les premières pages de ce livre sont une véritable réussite. L’auteur installe d’emblée une atmosphère. Bucarest y est vu à travers les yeux d’un jeune Anglais fraîchement débarqué pour enseigner sa langue, après avoir décroché à l’université un poste pour lequel il n’a ni postulé ni pris la peine de se rendre à l’entretien d’embauche. Le décor est planté ! Bienvenu dans le règne de l’arbitraire et de l’absurde !

Dès son arrivée, le jeune homme se lie avec un certain Léo, véritable as de la débrouille, trafiquant en tout genre au marché noir, qui va lui servir de guide dans cette ville aux allures fantasmagoriques. 
Léo a une marotte : il écrit un livre sur la capitale. Plus celle-ci s’efface sous les coups de   boutoir des pelleteuses déployées sous l’impulsion du Camarade pressé de raser le passé pour construire un «avenir radieux», plus Léo s’efforce d’en consigner le souvenir dans ses cahiers. Mais la tâche est rude et Léo a du mal à suivre: «En huit ans, il avait vu démolir près d’un quart de la vieille ville». 
A suivre les déambulations des deux personnages, on découvre la photo d’une cité où à un lacis de ruelles tortueuses et à de vénérables églises se superposent de larges avenues rectilignes aux noms évocateurs, telle l’avenue de la Victoire-du-Socialisme, et de sordides tours d’habitation.
Evidemment, on découvre les queues à n’en plus finir devant des magasins quasi-vides, ou ne vendant qu’un seul article dont les gens prétendant les acheter ne connaissent même pas la nature. Mais tout est bon à prendre, car pourra toujours être revendu au marché noir... 
On pénètre dans des hôpitaux sombres et sous-équipés, où exercent des médecins désabusés.
Certaines scènes ubuesques pourraient prêter à rire, si elles ne révélaient le douloureux quotidien de tout une population : les habitants d’un quartier profitant du retour du courant pour prendre leur douche au milieu de la nuit ; les rendez-vous manqués parce que les lieux ont tellement changé que personne ne connaît la rue où l’on veut se rendre... 
Sans parler des dogmes proprement hallucinants qui régissent jusqu’à la part la plus intime de la vie des individus.

Au terme de cette immersion, comme le laisse présager le titre, on assiste à la chute du régime, au «procès» et à l’exécution du couple Ceausescu. C’est assez troublant, pour qui se souvient de ces images diffusées en boucle, de revoir à froid, par le biais de la littérature, cet épisode qui traduisait à lui seul le profond bouleversement qu’étaient en train de connaître les équilibres mondiaux.

L’auteur, Patrick McGuinness, traduit parfaitement la perte de tous les repères, tant matériels que psychologiques, qu’ont vécu les populations ayant subi le joug des régimes communistes. Il évoque sans pathos, voire avec un sens de la formule non dénué d’humour, la méfiance généralisée, la pénurie de tous les biens de consommation, la surveillance constante et omniprésente, la résignation, l’ennui... Tout cela est extrêmement bien rendu.
Toutefois, si McGuinness insiste, à raison, sur l’incommensurable absurdité de ce système, il en oublie de rendre aussi sa cruauté. L’accent est mis surtout sur l’arbitraire, peu sur le régime de terreur sur lequel était assis le pouvoir. A lire ce roman, on perçoit plutôt faiblement la souffrance physique de ceux qui ont subi la torture - à laquelle il n’est fait allusion que dans les dernières pages. Quant à la douleur de ceux qui ont vu disparaître des êtres chers et à l’angoisse permanente d’être arrêté, elles ne paraissent pas aussi prégnantes qu’elles ont pourtant dû l’être. Il me semble que le roman aurait gagné en puissance s’il avait davantage insisté sur ces points.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle ce roman m’a paru un peu long. Après un démarrage très convaincant, il s’essouffle un peu avant de se clore sur un final réussi. Mais à aucun moment je n’ai voulu l’abandonner et, en dépit de ces réserves, j’ai apprécié ce tableau de la capitale roumaine et de ses habitants. J’ai beaucoup aimé également le style de l’auteur qui, avec de surprenants rapprochements, l’emploi de formules enlevées et des dialogues bien menés, sert parfaitement le récit. 

Ah ! Un bémol, indépendant de la volonté de l’auteur : dommage que le livre ait été trop rapidement relu. Coquilles et mots oubliés ne servent jamais un texte ! A bon entendeur...


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