lundi 29 juillet 2013


La tristesse du samouraï


Victor Del Arbol

Actes Sud, 2012


Traduit de l'espagnol par Claude Bleton


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Victor Del Arbol signe un roman à l’intrigue complexe et bien menée, qui plonge le lecteur au coeur de l’Espagne franquiste.



Voici un roman noir comme je les aime : pas juste une histoire gratuite de psychopathe perpétrant des meurtres particulièrement atroces, mais un récit ancré dans l’Histoire, en l’occurrence celle de l’Espagne franquiste.
Sur trois générations - de l’après-guerre espagnol à la tentative de putch de février 1981 -, Victor Del Arbol entrecroise les destinées de trois familles renfermant des secrets bien gardés et nourrissant des haines inextinguibles.

Construisant son récit sur des allers et retours entre les années 40 et les années 80, et focalisant sur les membres des différentes familles, l’auteur ménage habilement le suspens et prend le temps de donner chair à ses personnages.

Ce qui est particulièrement bien montré, et particulièrement effrayant, c’est la manière dont le régime permet aux personnages d’exprimer leurs pulsions les plus violentes et de laisser libre cours à leurs plus bas instincts, les exploitant même pour mieux asseoir son pouvoir. 
Victor Del Arbol parvient à restituer le climat d’angoisse qui règne dans tout régime totalitaire, sans s’appesantir sur les scènes pénibles de torture et d’humiliation, réduites au nombre de deux ou trois, ce dont je lui sais gré !

Un roman impeccablement construit, dont on tourne les pages avec une certaine avidité pour comprendre comment s'est tissé le lien qui unit les différents personnages de l’histoire.

vendredi 26 juillet 2013

Luz ou le temps sauvage

Elsa Osorio

Métailié, 2000


Traduit de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry


Bénéficiant d’un suspens haletant, ce roman revient avec brio sur l’un des épisodes les plus noirs de l’histoire de l’Argentine.



Rares sont les livres qui sont à la fois aussi émouvants, aussi captivants et aussi intéressants que celui-ci. A travers le destin d'une jeune femme, c'est la part la plus noire de l'histoire de l'Argentine qui est retracée, à l'époque de la dictature militaire, quand régnaient la répression féroce, la terreur et la torture.

Luz Iturbe fait partie de ces bébés qui ont été enlevés à leur mère aussitôt après leur naissance, tandis que celle-ci était assassinée. Elsa Osorio réussit à construire une trame romanesque d'une redoutable efficacité, et l'on suit sans relâche le parcours effectué par Luz , devenue adulte, et les différents protagonistes de l'histoire dans cette quête identitaire pour retrouver ses racines. C'est avec beaucoup de finesse qu'elle trace le portrait des différents héros, montrant ainsi les diverses attitudes qu'un individu est susceptible d'adopter face aux événements : à côté de ceux qui se battent pour tenter d’infléchir le cours des événements, il y a tous ceux qui ferment les yeux pour que le fragile équilibre de leur univers personnel subsiste.

Il en est ainsi de Mariana, la mère «adoptive» de Luz qui, si elle est d’abord victime du mensonge de son entourage, continuera toujours d’idolâtrer son père, le bourreau qu’est le général Dufau, même lorsqu’elle apprendra la vérité sur sa fille.
Quant à Eduardo, son mari, il préfère également fermer les yeux sur la véritable destinée de sa fille par amour pour Mariana.
Il y a enfin Miriam Lopez qui choisit d’ignorer les activités de son mari, l’odieux Piloti, le tortionnaire du régime surnommé La Bête.

Elsa Osorio brosse un tableau réaliste, avec une infinie sensibilité, loin de tout manichéisme. En même temps, elle touche à des questions essentielles, qui concernent tout un chacun, celles de l'identité, de la filiation, de la relation qui unit les êtres au sein d'une famille, et de l'amour.
Ce livre haletant, qu'on peine à refermer avant d'en lire la dernière ligne, touche et émeut au plus haut point. A lire absolument !


Article rédigé en 2013, à l'aide de notes prises au moment de la lecture du roman, en 2000

jeudi 25 juillet 2013


L'encre et le sang

Franck Thilliez & Laurent Scalese

Pocket 2013



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L'idée de départ de ce polar fantastique - une machine à écrire qui donne vie à tout ce que son propriétaire imagine en l'utilisant - donne lieu à un texte impeccablement construit, qui aurait largement gagné à être développé. 


Ces quelque 120 pages à l'efficacité redoutable se lisent d'une traite. Certes, on est aidé par la faible pagination. Mais ce n'est bien entendu pas la seule raison.
La construction de cette nouvelle, variation sur le mythe de l'écrivain démiurge, est d'une implacable rigueur.

Un écrivain ayant été dépossédé de son œuvre trouve une machine à écrire qui lui permet de rendre réelles toutes les productions de sa fertile imagination. Il tient ainsi la clé de sa vengeance et peut désormais façonner le monde selon ses caprices.
Mais que va-t-il faire d'un pouvoir aussi vertigineux ? Et peut-on vraiment tout maîtriser par la seule vertu du Verbe ?

On ne peut que reconnaître la qualité de la trame narrative. On sait gré aux auteurs de ne pas décrire les scènes de violence gratuite imaginées par le héros dont il nous est dit que la cruauté est sans limite. Le scenario est admirablement construit et le retournement final est tout à fait brillant.

Mais les auteurs vont droit au but. Trop. Il me semble que ce court roman aurait gagné à être étoffé pour donner plus de chair aux personnages et accroître le sentiment d'étrangeté. L'ivresse et l'attrait de la domination que peuvent procurer un pouvoir aussi démesuré ne sont pas suffisamment développés. Même si on est dans le domaine du fantastique, et peut-être justement pour cette raison, on demande à être arraché à ses repères pour entrer dans un autre univers. Or le récit va trop vite pour que cela soit rendu possible. 
En dépit des indéniables qualités de ce récit, je suis un peu restée sur ma faim.

mercredi 24 juillet 2013


Le Roman du mariage

Jeffrey Eugenides

L'Olivier, 2013


Traduit de l'américain par Olivier Deparis

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Jeffrey Eugenides propose un roman curieusement  construit, dans lequel il semble vouloir justifier de son propre travail avant de nous le faire découvrir. Une étrange démarche...


On entre très facilement dans ce livre.  S’inscrivant dans la tradition narrative américaine dialoguée, Jeffrey Eugenides nous invite tout naturellement à entrer dans la vie de ses personnages.
On découvre donc Madeleine, une étudiante en littérature des années 80 quelque peu déconcertée par ses cours de sémiotique, discipline tout droit venue de France, alors très en vogue aux Etats-Unis. 
Madeleine a entrepris ses études par amour de la littérature, des romans victoriens en particulier. Elle apprécie ces récits narratifs dans lesquels ses repères ne sont pas mis à mal: «Elle savait qu’elle allait y trouver des personnages, que quelque chose allait leur arriver dans un monde qui ressemblait à la réalité» (p.75). Cette littérature reflétait des schémas sociaux bien établis. Jusqu'à l'aube du XXe siècle, les choses semblaient en effet simples: "Selon Saunders [vieux professeur tenant d'une approche traditionnelle de la littérature], le roman avait connu son apogée avec le roman matrimonial et ne s'était jamais remis de sa disparition. A l'époque où la réussite sociale reposait sur le mariage, et où le mariage reposait sur l'argent, les romanciers tenaient un vrai sujet d'écriture. Les grandes épopées étaient consacrées à la guerre, le roman au mariage." (p.38). 

Mais les schémas se sont complexifiés, et le roman a emprunté de nouvelles voies. La critique littéraire a dû elle aussi trouver de nouvelles manières d'aborder la littérature. Barthes, Deleuze, Derrida ont apporté une méthodologie permettant d'analyser tous les textes, y compris ceux s'attachant désormais à déconstruire les structures narratives classiques.
Mais Madeleine est parfaitement rétive à ce type d'approche qui lui semble mettre une distance infranchissable entre le lecteur et le texte, écarte l'auteur de sa production et interdit toute forme d'émotion.
Tout au long de la première partie du roman, on assiste à la mise en scène de deux conceptions de la littérature qui s'opposent. L'humour avec lequel Eugenides traite son sujet rend le propos assez plaisant (les partisans de la sémiologie me démentiraient peut-être, tant celle-ci est outrageusement tournée en dérision !). On se demande toutefois où il veut en venir, mais on se laisse porter par son écriture et par l’originalité de son approche. 

C'est alors qu'on change de registre et que la question de la critique littéraire disparaît complètement. Le roman se concentre sur son héroïne et ses atermoiements sentimentaux.   Tout se passe comme si la première partie avait été une sorte d’exposé théorique, justifiant la seconde qui en serait l’illustration. On entre en effet dans un canevas narratif classique tout à fait comparable à celui des romans appréciés par Madeleine : une femme, deux prétendants, un mariage à la clé. 
Sauf que là, le roman faiblit. N’est pas Henry James ou Jane Austen qui veut. Les personnages ne sont pas suffisamment riches et le propos devient banal. On se lasse rapidement des descriptions sans fin de la dépression du petit ami de Madeleine. Les personnages n'ont pas la puissance qui pourrait faire d'eux les représentants d'une génération.  Contrairement à ce que laisse entendre la quatrième de couverture, ils n'incarnent qu'eux-mêmes. Il manque un souffle pour atteindre cet objectif. 

Alors on peut lire ce livre pour la réflexion sur la littérature et la lecture, agréable et intéressante. Mais on regrette qu'elle ne débouche pas sur quelque chose de plus convaincant ! 



lundi 22 juillet 2013

Les lisières

Olivier Adam

Flammarion, 2012



Dans ce roman éblouissant, l'auteur pose sur le monde un regard sans concession, obligeant le lecteur à modifier sa propre vision du quotidien.

L'été dernier, avec Les lisières, j'ai ouvert pour la première fois un livre d'Olivier Adam.
J'en avais bien évidemment entendu parler et savais qu'il ne s'agissait pas de littérature d'évasion, mais bien d'une confrontation directe, et peut-être brutale, avec le réel. En tout cas, je m'attendais à une certaine forme de violence et de dureté. Je m'y étais donc préparée.

Dès les tout premiers mots, j'ai pourtant été littéralement happée par l'univers du narrateur et profondément touchée par la mise à nu qu’il offrait.
Certes, le héros nous parle d'un monde que nous ne connaissons que trop bien, puisqu'il s'agit de notre propre quotidien. Comme dans un miroir, nous reconnaissons nos propres difficultés à vivre dans une société ô combien implacable et cynique.
Alors comment être envoûté par ce roman ? Pourquoi ne pas immédiatement le refermer et le rejeter loin de soi ?
Parce que tout l'intérêt de ce livre, selon moi, est de montrer un individu essayant à tout prix, malgré sa souffrance, de redonner du sens à ce qui n'en a plus pour tout simplement trouver un sens à sa vie. Et n'est-ce pas ce que nous tentons tous plus ou moins de faire ?
Pour cela, il présente la réalité en en retirant tous les voiles dont on l'habille habituellement afin de la rendre supportable. Le narrateur pose un regard cru, sans fard, sans artifice sur notre monde et met ainsi au jour toute son absurdité. 

Cela pourrait paraître insupportable. Et c’est vrai que par moment on est estomaqué. Mais il y a un ton: l’autodérision est toujours là. Ce qui pourrait passer pour de la complaisance est sauvé par ce regard sans concession que le narrateur est capable de poser jusque sur lui-même. C’est précisément ce qui le rend si attachant. 

Et puis, sans vouloir révéler la fin, l’horizon semble au bout au compte pouvoir s’éclaircir. Après nous avoir fortement bousculé et nous avoir contraint à nous interroger sur nous-même, l’auteur a finalement l’élégance de nous donner des raisons d’espérer. 


L'inconnue de Bangalore

Anita Nair

Albin Michel, 2013


Traduit de l'anglais (Inde) par Dominique Vitalyos

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Une série de meurtres est perpétrée à Bangalore selon un étrange rituel: les victimes meurent à la fois étranglées et égorgées par la corde qui les a enserrées, comme si celle-ci avait été couverte de verre pilé. Entre travestis et politiciens dénués de scrupules, l'inspecteur Gowda mène l'enquête.


"Le thriller de l'été" nous annonce l'éditeur dans une de ces formules choc communes à tous les bandeaux ceignant les romans qui veulent se distinguer sur les tables des libraires.
Disons que je n'irais peut-être pas jusque là. Ce n'est pas la tension du suspens qui fait à mon avis la principale qualité de ce livre. J'ai connu des polars plus haletants, même si l'intrigue est bien menée.

Ce n'est en effet pas tant la question de l'identité du meurtrier qui m'a invitée à tourner les pages de ce livre que le plaisir de me plonger dans un univers totalement étranger au mien. Lire ce roman, c'est s'immerger dans l'incroyable atmosphère d'une ville indienne : ses ruelles et ses grandes artères, ses couleurs, ses parfums, ses restaurants, ses rickshaws, le terrible contraste entre la misère et une richesse ostentatoire, c'est le portrait de politiciens véreux prétendant représenter le peuple pour mieux s'enrichir à des fins personnelles, tandis que quelques individus tentent, envers et contre tout, de s'élever contre de tels abus...  Mais que peut une personne face un système entier reposant sur la corruption ?

A travers son enquête policière, Anita Nair brosse le tableau d'une société d'une immense diversité, aux prises avec ses traditions, mais aussi en pleine mutation. Ce faisant, elle pose la question de la différence et de l'identité sexuelles. Une question qui dépasse bien évidemment le cadre de la société indienne...  

dimanche 21 juillet 2013


Qui ?

Jacques Expert

Sonatine, 2013


 


Pourquoi ce livre bénéficie-t-il d'une belle visibilité chez les libraires et dans les médias ? Voilà qui m'échappe totalement, tant il est mal écrit et  le ressort de l'intrigue grossier !



Unité de temps - celui d'une émission de télé -, unité de lieu - la ville de Carpentras -, un nombre de personnages restreint - quatre voisins devenus copains. Le viol et le meurtre effroyables d'une petite fille dont, dix-neuf ans après, on n'a toujours pas identifié le coupable. 
Voilà les ingrédients de ce polar qui aurait pu être réussi. 

L'idée de  faire parler tour à tour chacun des principaux suspects, sans les nommer, mais en employant les pronoms "il" et "elle" lorsqu'il s'agit de leurs épouses pour jouer avec la sagacité du lecteur était une excellente idée. La tension monte un peu dans les dernières pages à mesure que le coupable, dont on ne découvre l'identité que dans les toutes dernières lignes, est traqué par sa femme et un interlocuteur téléphonique anonyme. 
Malheureusement, les personnages ne sont guère crédibles et se ressemblent tous, puisque c'est ce qui permet à l'auteur d'entretenir notre confusion. En outre, à force d'être baladé par les pronoms personnels, on finit parfois par perdre le fil du récit.  

Mais surtout, surtout, c'est affreusement mal écrit ! Rarement il m'est arrivé de butter à ce point sur les mots et d'être gênée dans ma lecture par les fautes de français et les répétitions malheureuses. Le style se veut celui de la langue orale, mais il est d'une médiocrité affligeante. Dommage que ce livre n'ait pas fait l'objet d'un bon rewriting !
Il y a quantité de polars de très grande qualité. Alors oubliez "Qui ?" pour faire un meilleur choix.

samedi 20 juillet 2013


Pour trois couronnes

François Garde
Gallimard, 2013

 


Une construction impeccable, une langue parfaitement maîtrisée : zéro défaut pour ce roman malheureusement trop lisse qui pêche par son manque de chaleur et de singularité.


On sait assez peu de choses de Philippe Zafar, héros de ce roman. Seulement qu'il a perdu son père très jeune, et qu'il a décidé pour gagner sa vie d'exercer une profession qu'il crée de toute pièce : curateur aux documents privés. Il propose ses services aux riches familles qui viennent de perdre un des leurs et qui ne souhaitent pas mettre elles-mêmes de l'ordre dans les affaires de l'être cher qui vient de s'éteindre.
Parmi les documents de feu Thomas Colbert, richissime entrepreneur américain, Philippe Zafar découvre trois pages manuscrites relatant une étrange aventure. S'agit-il un épisode réellement vécu par le défunt ? C'est ce que Philippe Zafar est chargé par sa veuve de découvrir.

Zafar mène l'enquête, entre l'Europe et l'Amérique, déroule le fil de la vie de Thomas Colbert ainsi que celui d'un couple dont il aurait quelques instants croisé le chemin, pour établir la véracité des quelques lignes énigmatiques. 

Cela l'emmène jusque sous les tropiques, dans une colonie imaginaire, et le confronte à une problématique aujourd'hui bien banale : un couple, dont le mari est stérile, cherche à avoir un enfant. Quelles solutions pouvaient s'offrir dans les années 1940, lorsqu'on ne connaissait pas encore les FIV et que les banques de sperme n'existaient pas ?
Le sujet est intéressant, il interroge au passage le sentiment de filiation. 

Mais l'écriture est très froide, très appliquée. François Garde écrit bien, certes, mais son style manque de cœur, de chaleur. On sent que chaque mot est pesé, maîtrisé - ce qui est loin d'être critiquable - mais ce faisant, il instaure une distance entre le lecteur et son récit. Il livre si peu de choses que son personnage perd en crédibilité. Les réflexions de Zafar sur sa propre existence et sur ce qu'il sait de son propre père semblent artificielles. Elles parasitent inutilement le récit, au lieu de le mettre en perspective, ce qui semblait pourtant être le dessein de l'auteur.

Pour ma part, je préfère un récit peut-être un peu plus maladroit, mais où transpire davantage de sincérité et de personnalité.

vendredi 19 juillet 2013

Je n'ai pas peur



Niccolo Ammaniti

Grasset, 2002 ; réédité par Robert Laffont en 2012


Traduit de l'italien par Myriem Bouzaher   
                                  

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Dans ce magnifique roman d'apprentissage, Niccolo Ammaniti dépeint avec talent ce moment irréversible où l'enfant perd son innocence pour entrer dans le monde des adultes.


Ce livre est un magnifique et effroyable roman d'apprentissage, se déroulant sur une période très brève : quelques jours dans la vie d'un petit garçon de 9 ans. Cette unité de temps, associée au style vif et alerte, qui reproduit le langage des enfants, concourt à l'efficacité et au charme de ce récit.

Tout commence dans la légèreté : Michele joue avec ses camarades et sa petite sœur Maria. C'est l'univers de l'enfance que nous dépeint Ammaniti, fait parfois de candeur, souvent d'espièglerie, mais aussi de cruauté. Déjà, parmi la bande de copains, on voit se dessiner une micro-société : les uns veulent être chefs, certains sont sûrs de leurs possessions et cherchent à engranger toujours davantage les biens qui leur semblent précieux, tandis que d'autres, comme Michele, bravent les interdits, se posent des questions et se refusent à obéir servilement lorsque cela leur semble dangereux.

Ce sont bien ces qualités que Michele va s'efforcer de déployer, non pas face aux amis de son âge, mais bien face aux adultes, lorsqu'il fait fortuitement une inquiétante découverte: l'existence d'un petit garçon maintenu prisonnier au fond d'un trou. 

Or cet événement va être l'occasion pour lui de poser un regard nouveau sur les grandes personnes, en particulier sur propre père et d'autres membres de son village. Michele se rend alors compte que ce père, symbole d'autorité jusqu'ici incontestable, peut, lorsqu'il se trouve avec d'autres adultes, être insulté sans même chercher à rétorquer; que les hommes peuvent se révéler aussi cruels que des chats jouant avec leur proie; que le monde des adultes est loin d'être aussi rassurant qu'il le croyait. Ainsi, Michele apprend que ce ne sont ni les monstres ni les fantômes qu'il doit craindre, mais bien plutôt les hommes, même ceux qui lui sont le plus chers...

Un roman dense et poignant qui mérite vraiment d'être lu.


jeudi 18 juillet 2013

Le sourire étrusque



Jose Luis Sampedro

Métailié, 1994



Traduit de l'espagnol par Françoise Duscha-Calandre


Ce livre évoque avec une infinie sensibilité les derniers mois de la vie d'un vieux Calabrais qui, à l'approche de la mort, va connaître des moments de bonheur d'une rare intensité. Un magnifique hymne à la vie. 



Lorsque s'ouvre le roman, le vieux vient d'apprendre qu'il est atteint d'un cancer et quitte son village natal pour rejoindre Milan où habitent son fils et sa belle-fille, afin d'y subir des examens médicaux approfondis.

Ce sont alors deux mondes qui se heurtent, tant la vie rurale, faite de simplicité et obéissant à des traditions ancestrales, qui est celle du vieux, est éloignée de la société industrielle moderne qu'il découvre dans la grande cité italienne. Au-delà des aspects matériels, ce sont surtout les relations entre les individus qu'il ne comprend pas. Son plus grand désarroi naît de la façon dont son fils et sa belle-fille élèvent leur propre fils, Bruno, âgé de 13 mois, et qu'il rencontre pour la première fois.
Pourtant, le vieux va très vite nourrir un amour sans borne pour ce "Brunettino" : un amour tel qu'il n'en a encore jamais connu et qui va lui procurer les derniers, et peut-être les plus beaux moments de bonheur de son existence.

Pour cet enfant, il est prêt à rester dans cette ville qui lui paraît pourtant hostile. Et peu à peu, grâce à cette relation nouvelle, le regard qu'il porte sur le monde se transforme. Il fait aussi des rencontres. Ses souvenirs se mêlent aux expériences nouvelles pour donner une autre lecture de la vie et du monde.
 
Riche d'émotions, parfois drôle, ce récit initiatique ayant pour héros un être au crépuscule de son existence insuffle espoir et enthousiasme, car il nous dit que, jusqu'au dernier instant, la vie peut être découverte, amour et bonheur.

mercredi 17 juillet 2013

L'Invention du monde


Olivier Rolin

Le Seuil, 1993


L'un des romans contemporains les plus étonnants et les plus poétiques qu'il m'ait été donné de lire. Une oeuvre exceptionnelle.



Lorsque je l'ai découvert, à sa sortie, il y a de cela une vingtaine d'années, j'ai hésité à l'acheter, lui ai longtemps tourné autour, l'ouvrant, lisant quelques pages, le reposant sur la table du libraire.
Mais cette question lancinante me taraudait : comment un écrivain peut-il être aussi mégalo pour prétendre faire entrer le monde dans un livre ? Moi qui jusqu'alors ne lisais que des classiques, j'ai fini par céder à la curiosité. J'ai acheté le livre. Et je dois dire que cette lecture fait partie de celles qui ont changé ma vie.


Oui, cet écrivain réussissait le pari fou de donner à voir le monde ! Cette lecture est aujourd'hui ancienne pour moi, aussi aurais-je du mal à en faire un résumé. D'ailleurs, ce roman est-il "résumable" ? Je ne le crois pas.

Tout son intérêt réside dans sa démarche et dans son écriture : l'auteur a collecté d'innombrables articles de journaux du monde entier, il a aussi beaucoup bourlingué lui-même et a vu beaucoup de choses.

C'est par le biais d'un narrateur orchestrant les multiples événements - dramatiques ou heureux, grandioses ou anecdotiques - par le regard même qu'il pose dessus et au moyen d'une structure narrative d'une incroyable maîtrise que l'auteur parvient au miracle.

Les langues et les graphies s'entrecroisent, les différents niveaux de langue également. La langue est la matière même et la raison d'être du livre. le monde n'existe que parce que l'on met des mots dessus : pour un Français, l'horreur de l'incendie d'un atelier de confection faisant des centaines de victimes à l'autre bout du monde a-t-il une existence si le récit ne lui en est pas fait ? Ce sont les mots qui, finalement, façonnent le monde. C'est ainsi qu'un auteur peut prétendre l'inventer. Et avec quelle maestria.



La servante et le catcheur


Horacio Castellanos Moya

Métailié 2013


Traduit de l'espagnol (Honduras) par René Solis

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Servi par une écriture efficace, ce récit saisit le lecteur au collet pour le transporter dans une dictature d'Amérique latine.




Ce livre a la précision du documentaire. 
Il se veut froid, distant, incisif.




L’auteur nous projette, sur une période très courte de 48 heures, dans une dictature d’un pays d’Amérique latine. Il s’agit du Salvador, mais ce pourrait être n’importe quel pays de cette partie du monde.


Il ne nous prépare pas à ce qu’il va nous dévoiler. Dès les premières lignes, il nous met de manière très brutale en présence des protagonistes: le Viking, la Grosse, les découpeurs. Leurs noms sont d’emblée agressifs. Les dialogues sont violents, les gestes bestiaux, les regards obscènes.

Le Viking est malade. Proche de la mort, il n’est plus en état de mener les opérations dont il avait jusqu’à présent la charge: arrestations et torture. Il pourrit littéralement de l’intérieur, l’état de son organisme apparaissant comme une métaphore de l’état de son pays.
Au cœur de ce cloaque, on découvre un personnage qui a réussi presque malgré lui à préserver une part d’humanité. Maria Elena, modeste femme de ménage vivant sous le même toit que sa fille et son petit-fils, va être amenée à regarder en face les exactions du régime : un jeune couple dont elle connaît la famille et chez lequel elle s'apprêtait à commencer à travailler a été arrêté. Voulant faire tout ce qu'elle croit être en son pouvoir pour sauver ces jeunes gens, elle entre en contact avec le Viking, qu'elle a autrefois connu, afin d'obtenir des informations.
En approchant ainsi au plus près des bas fonds du régime, elle s'aperçoit que son propre petit-fils en est un opposant actif. Se tenant elle-même à l'écart de la politique, elle se croyait jusqu'alors à l'abri des menaces qui pèsent sur la population. Désormais, elle se met à craindre pour la sécurité et la vie de celui qu'elle chérit tendrement.

Les destins se croisent, les personnages se révèlent les uns aux autres et tous se trouvent confrontés d'une manière ou d'une autre à la violence du régime.
L’auteur ne s’attarde jamais sur les personnages. Il pose un regard distancié qui ne permet pas au lecteur d’éprouver d’empathie. Il entend montrer froidement une situation, sans prendre position, la cruauté de ce qu'il montre devant en elle-même être un plaidoyer.
Ce livre est donc une forme de témoignage, un document. L’écriture précise et froide est efficace.
On perçoit la violence du climat ; on comprend que la terreur n'épargne personne, ni les activistes militants qui flanchent parfois malgré leur courage, ni les individus qui croient pouvoir vivre en se tenant à l’écart des questions politiques, ni même ceux qui acceptent de s’accommoder du régime.

Le récit s'articule parfaitement et on le lit d'une traite. Mais on referme finalement le livre avec un sentiment d’inachevé. On a assisté à des événements, mais tout en s'en tenant à distance. L'horreur de ce qui nous est décrit perd en force en raison même du parti pris narratif de l'auteur. C'est dommage. Le roman aurait sans doute gagné à être plus habité. Sinon, autant lire un récit journalistique. On quitte alors le domaine de la fiction et de la littérature pour un autre type d'écrit.

mardi 16 juillet 2013

Un visage d'ange


Lisa Ballantyne

Belfond, 2013


Traduit de l'anglais (Ecosse) par Anne-Sylvie Homassel

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Attention, ce livre se lit d'une traite! Il est de ceux qu'on ne lâche pas avant d'avoir atteint la dernière ligne. Vous voilà prévenus !



Est-ce le sujet qui nous happe ainsi ? Sans doute l'incrédulité que l'on éprouve à la lecture du crime dont il est question et de l'auteur qui est supposé l'avoir commis y est-elle pour quelque chose: Sebastian, 11 ans, est accusé d'avoir assassiné Ben, de 3 ans son cadet.
On se refuse à croire qu'un enfant puisse tuer un autre enfant et l'on attend que la conclusion du récit nous confirme que c'est chose impossible.

Le comportement de l'enfant nous trouble. On comprend très vite que son existence n'est pas exempte de douleur. Il connaît la violence, il la côtoie au quotidien au sein de sa famille. Mais cela suffit-il à le rendre lui-même coupable et capable d'un tel acte de barbarie ?

La violence domestique et la faiblesse de sa mère suffiraient-elles à expliquer l'acte qu'on l'accuse d'avoir commis ?
L'image que renvoient de lui les gens qui le connaissent correspond-elle à la réalité ? Ou bien n'est-elle qu'une vision parcellaire et déformée de sa personnalité ?
Ses attitudes et ses gestes trahissent-ils vraiment une personnalité trouble ou bien ne sont-ils que des épisodes isolés qui témoignent de la détresse émotionnelle d'un petit garçon qui aurait besoin d'être tenu à l'écart de ses parents ?

Comme pour accompagner tous ces questionnements, le récit alterne le développement de l'enquête et la préparation de la défense avec les souvenirs que cette affaire fait remonter à la mémoire de Daniel, l'avocat de Sebastian. Lui-même aurait pu connaître un sort comparable à celui de "son client". Fils d'une toxicomane, il a, dès son plus jeune âge, souffert de la défaillance de sa mère. C'est lui qui appelait les secours lorsque sa mère faisait une overdose; lui encore qui s'interposait entre elle et ses compagnons successifs lorsque ceux-ci la frappaient, quitte à pisser de trouille dans son pantalon... Et lorsqu'il lui fut arraché pour être confié à des familles d'accueil, sa rage d'être séparé d'elle s'exprimait à travers des fugues et de violents accès de colère. Seule une femme a réussi à le sauver de lui-même. Minnie a su trouver les mots et les gestes pour lui faire comprendre que malgré la situation, il avait les moyens de construire sa propre vie; elle lui a donné l'amour et la confiance dont il avait tant besoin. Ce faisant, elle a peut-être commis une erreur en l'obligeant à tourner définitivement le dos à son passé...

Alors oui, on dévore ce livre pour avoir les réponses à toutes ces questions. On veut à toute force savoir comment ces être écorchés par la vie parviennent - ou pas - à prendre le dessus.
Mais le fait que Sebastian soit coupable ou non est-il si important, dans le fond ? Qu'un enfant comme Sebastian ou comme le jeune Daniel ait pu ou non se rendre coupable d'un meurtre ne dépend-il pas avant tout de l'attitude de ses parents ? De la capacité de ceux-ci à lui procurer une stabilité affective qui lui permette d'affronter la vie.
Pourtant, la justice anglaise voit les choses autrement. Dès les premières pages du roman, on est effaré par le traitement réservé à l'enfant présumé coupable. Il est mis en cellule et interrogé par la police comme le serait n'importe quel adulte. Ce que dénonce l'auteur, c'est que l'on puisse rendre un enfant responsable de ses actes sans aucune considération pour son âge. Lysa Ballantyne s'élève contre le système judiciaire anglais qui considère qu'un enfant de 10 ans peut être tenu comme pénalement responsable. C'est sans doute là tout le sujet de son livre.

A travers le récit poignant et haletant du destin de Sebastian et de Daniel, elle dresse un violent plaidoyer qui touche au plus profond du lecteur.
C'est assurément l'une de mes plus belles lectures de ces derniers mois.
 

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